J'ai rencontré Frédéric en 2016, lorsque j'avais ouvert mon atelier en lieu du dessin. J'offrais une large sélection libraire, des expositions uniquement consacrées au travail du dessin et mon atelier était ouvert sur la rue tous les jours. Ainsi, lorsque j'ai imaginé un projet (2023) pour les résidences courtes de la villa Médicis (Rôme) c'est tout naturellement qu'il m'a rédigé une lettre de recommandation. Car c'est ainsi que nos institutions fonctionnent, les pattes blanches, les pairs et encore…
Je le remercie néanmoins pour cet éloge sincère.
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Je connais et suis le travail de Morgane Placet depuis plusieurs années. En tant que directeur par intérim du [mac] musée d'art contemporain, chargé de projet, commissaire d'expositions puis responsable du Fonds communal d'art contemporain de Marseille, j'ai été amené à découvrir le travail de cette artiste et à échanger avec elle. Que ce soit dans le cadre d'expositions qu'elle a pu présenter ou directement à son atelier, il m'a été donné de voir ce travail en cours de production et d'en déceler les nombreuses ramifications. Depuis de nombreuses années, Morgane Placet s'intéresse aux traces, aux marques et aux effacements. Elle capte, par le dessin, mais aussi en volumes, en sculptures les détails du réel. On pourrait imaginer qu'elle s'inscrit d'une certaine façon dans une filiation des Nouveaux Réalistes, entre Daniel Spoerri et Niki de Saint Phalle. Il y a, de fait cette appétence à capter le réel, à le détourner pour le rendre plus visible, subtilement et subrepticement. Usant du crayon, du fusain, de la photographie elle construit depuis longtemps un arpentage du monde qui l'entoure dont elle intègre les violences, les ingère, les fait siennes au point qu'elles se confondent avec son propre univers intérieur. Celui-ci est riche, déborde de souvenirs intimes et personnels, liés à la famille, à la condition d'être femme, à l'ici et l'ailleurs, à la mémoire douloureuse. Cela circule, tourbillonne entre ce monde-là, qu'elle matérialise par des masques, des volutes, et ces formes oblongues, coulantes qui perturbent l'ordonnancement classique de ses peintures. Car il y a une relation au dessin et à la peinture classique très forte, dans cette attention si fine au détail, au positionnement des objets et à leurs significations. Quelque chose se joue, quelque part entre la figure, fragile, tremblante et troublée et le monde dans ses formes les plus prosaïques, vulgaires même et cette façon presque entomologique de le traiter. Puisque je citais quelques références imposantes et peut-être écrasantes, il en est une autre qui me paraît aussi qualifier à l'art et au monde qu'entretient Morgane Placet. Ce qu'elle place, ce qu'elle délimite, ce qu'elle révèle ce sont ces entre-deux presque invisibles, cet inframince .
Empruntant la notion à Marcel Duchamp (et à Thierry Davila), il m'apparaît que toute la démarche de Morgane Placet est soutenue par cette révélation : dans une exploration du réel, il existe des phénomènes que seul le geste peut donner à voir et qui pourtant sont toujours déjà-là. Cette révélation de l'inframince ne se produit pas seulement dans la représentation. Elle s'inscrit aussi dans le souffle, l'impact mémoriel des objets et de leurs histoires dont l'artiste se saisit. Ici une bouteille plastique, là un verre rempli d'un liquide grisâtre décale très légèrement le réel pour ouvrir une faille d'une profondeur insondable vers le souvenir, le récit, la mémoire.
De ce regard riche sur les univers qui viennent heurter son monde sensible, Morgane Placet déploie depuis un certain nombre d'années une recherche sur le lieu, sur sa mémoire, sur le rebut et le rejet. Ce travail réitère des formes déjà anciennes, qui constituent son vocabulaire plastique (le souci du détail, l'ombre et la lumière, l'absence de décor, la frontalité rugueuse de l'objet) pour vraiment investir tout l'espace pictural. Et bien au-delà, elle déambule, collecte, parcourt des lieux sans qualités, des non lieux, des déterritoires. Elle fait se joindre plusieurs plans d'immanence au sein même d'un monde qu'elle définit par la couleur, le trait. C'est me semble-t-il ce qui se joue dans le travail entamé voici quelque temps intitulé Genius Loci. Il interroge la trace, le passé, le dessin prélève, agence, découvre, racle les couches successives non pour arriver à une essence, mais pour donner à voir l'entre, le chemin et tout ce que ce parcours implique de rejets, d'appropriations de détournements, d'ingestions, de dégradations. C'est me semble-t-il encore une fois dans cet interstice entre les formes et les temps que s'inscrit la qualité du projet artistique de Morgane Placet. Capter n'a jamais été simplement restituer pour elle. Capter, c'est extirper, presque éventrer la mémoire de l'architecture, la faire rendre gorge de son histoire et des circulations qui l'habitent.
La proposition tient effectivement dans cet écart : faire émerger la figure des habitants invisibles du lieu, présents et passés et explorer les scories, les accumulations architecturales, historiques d'un lieu qui regorge de ces présences invisibles. Faire un écart, c'est aussi faire des choix, trancher, presque au scalpel dans une histoire de l'art et de la création et en extraire une vision. Faire un écart, c'est aussi mettre en tension, entre plusieurs formes, plusieurs temporalités, plusieurs espaces. C'est donc révéler et faire disparaître en même temps. Le projet de Morgane Placet pour sa résidence à la Villa Medicis, Transcending time, raconte tout cela : une pluralité de moyens plastiques en adéquation avec la puissance du lieu, une relation respectueuse mais presque iconoclaste avec l'histoire de l'art, une perception des enjeux de la création (inspiration, invisible, doute, recommencement, redite, reprise, figure), un désir de faire émerger de l'humain, du fragile et du sensible. Le projet Transcending time parle de puissance créatrice et d'humilité, d'invisible et de phénomènes d'appropriation et d'inscription dans l'espace et le temps. Il parle de rendre compte à la force humaine qui fait le lieu, qui construit la Villa Medicis et comment la force du lieu construit et habite ceux qui la traversent.
Hanter, prélever, témoigner, découper, recoudre, figurer sont autant d'interventions que Morgane Placet envisage d'instituer. Dans cette proposition, il s'agit bien de se confronter à l'institution, à en déplacer la perception, de l'instaurer (la célébrer, la renouveler). Il me semble que les moyens que l'artiste propose d'employer (le photographique, l'image-temps, l'image-mouvement, l'examen, l'étude, le regard) pour mener à bien son projet, mettant en concordance le dessin et la peinture, recèlent en eux une possibilité d'ouverture, de pas de côté particulièrement féconds, de promesses. En proposant de questionner les habitants visibles et invisibles du lieu, elle permet à l'histoire, l'archive, le texte de s'immiscer peut-être dans son processus, à l'entretien, la parole, la performance, le geste de surgir, quelque part, en filigrane ou en exposition. Il me semble alors que, outre cette exploration multidimensionnelle de la Villa Medicis, le projet de Morgane Placet recèle en son sein une multitude qui ne demande qu'à s'exprimer.
Tout le parcours artistique et humain de Morgane Placet me semble aujourd'hui converger dans ce projet. J'aime assez utiliser la figure du sablier, et je crois que cette résidence est l'endroit de rassemblement de toutes les questions et recherches que mène l'artiste depuis des années et qu'à partir de ce temps une infinité de possibles, d'expérimentations font surgir. La très grande sensibilité de Morgane Placet et son attention d'une grande humanité aux gens et aux choses sont des atouts supplémentaires pour que cette résidence soit d'une grande richesse partagée.
C'est pourquoi je recommande très chaleureusement et artistiquement Morgane Placet pour cette résidence de courte durée à la Villa Medicis.
Fait pour valoir ce que de droit
Frédéric Mathieu
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